Cette histoire se situe dans la cave humide d?un musée des invraisemblables, d?un hangar aux tortures ancestrales, celles dont le génie échappe à la conscience. Elle implique un médecin sans jugement de valeur, un malade à mourir, et un médecin sans valeur de jugement. Elle est si réelle qu?elle ne saurait trouver de fondement dans quelque fait fortuit, ici ou là constaté.
Jean doit mourir bientôt d?un mal incurable. Vivant seul, il n?a plus comme seuls soutiens qu?un père et une mère octogénaires. Ces derniers traversent le jardin six à sept fois par nuit pour vérifier la constance de l?halètement de leur fils. Le service de soins palliatifs trouve Jean « pas assez moribond », le service de cancérologie trouve Jean « plutôt mort », alors Jean voit venir ses parents six à sept fois la nuit.
Le médecin de Jean a scanné tous les rapports de sortie de Jean, surveille son potassium, sa tolérance à la morphine, a répertorié pour la durée légale de trente ans toutes les métastases de « son » patient », et oublie régulièrement le côté social des exigences de Jean ( ou des parents de Jean, plutôt, car Jean ne demande plus rien à personne) . Il est en liaison, ce médecin, avec les oncologues de Jean, et les oncologues de Jean disent au médecin de Jean qu?il n?y a plus rien à faire.
Alors la mère de Jean appelle l?ancien médecin de Jean, vous savez, celui qui en avait assez de voir mourir certains de ses malades, et lui demande de passer en « ami », parce que cela « ferait tellement plaisir à Jean ».
Mais quand il arrive enfin, deux jours après ( le délai d?urgence pour l?amitié ), la mère de Jean lui dit que son fils est parti avec le samu. Parce que le nouveau médecin de Jean était occupé à son cabinet, et qu?il n?a pas pu se déplacer. Alors le monsieur du Samu, il a quand même dit à la mère de Jean : « votre docteur il aurait pu se déranger ».
Le père de Jean , lui, a le c?ur qui s?emballe, à 86 ans, normal. Alors il a lui aussi appelé son médecin, qui « était pris par ses consultations », et n?a pas pu se déranger , non plus. On lui a dit de faire le 15.
Le 15, c?est la grosse boîte à outil qui répare à toute heure ce que les petites clefs à molette, embourbées dans leurs crasses d?exigences ne peuvent plus gérer.
Il existe probablement des milliers d?histoires belles qui réduisent à néant la valeur éducative du cas de Jean.
Il existe sûrement des consciences médicales qui s?extraient du fait que le « droit des clients » ramène à ce foutu bordel, qui ne mène plus chez vous que des professionnels de l?éphémère ayant pouvoir de passer, là où les dépositaires de la continuité se trouvent empêchés de revenir .
Dr Bruno Lopez - TOULOUSE