Belle et élégante comme le souvenir de la jolie femme qu?elle avait dû être, elle me piste à l?entrée du cabinet. Je suis déjà en retard, le secrétariat à distance (du docteur que je remplace) a copieusement orné toutes les niches horaires que mon collègue a l?habitude de lui fournir, en guise d?appâts journaliers . Deux ou trois personnes programmées attendent déjà.
Je ne supporterai pas cette cent millième dérogation au respect des gens qui essaient de tenir leur timing. Je sens que je vais la démolir.
« Il s?agit juste de me remplir ce document ». Je le savais, comme je savais que j? allais ne pas céder.
Je suis en train, précisément, de remplacer un homme qui se met en quatre pour chacun de ses clients. Soit environ quatre plis trente cinq à quarante fois par jour. Comptez, s?il vous plaît.
Un jour il a plié deux coronaires, en plus.
Elle va s?asseoir, furieuse, et laisse passer les patients, qui ne sont pas peu fiers de voir enfin un gendarmologue débouler dans un tel club d?asservissement mutuel.
Quand son tour arrive, elle a quasiment les larmes aux yeux. «Jamais, savez-vous, mon docteur ne m?aurait fait subir cela».
Je tente bêtement de lui prouver qu?il n?y a pas d?affront. Que la France est le pays où les docteurs sont les plus mécontents d?être retardés par des patients qui ne se cessent de déplorer que leur médecin soit en retard.
« je vais vous payer, docteur ».
Je remplis son papier, vous savez, ce qui va rassurer le créancier pharmacien, qui le réclame depuis huit jours.
Je ne réclame rien, et nous négocions brillamment la sortie de crise. Vieille baderne abasourdie par tant de toupet, vieux remplaçant sur le retour, un peu vengeur des causes perdues.
Elle me rappelle une trentaine de minutes après. « En partant, docteur, vous m?avez donné une enveloppe qui vous appartient, je crois . Je vous la rapporte tout de suite ».
Elle frappe à ma porte, radieuse. La recette en liquidités des trois derniers jours. J?avais tout glissé dans son sac, avec son ordonnance imbécile.
Nous, médecins , générons les monstres d?inconséquence qui nous rendent parfois aigris, comme nous générons parfois nos bonheurs inattendus grâce à une deuxième lecture de nos aigreurs.
Nous nous sommes embrassés en partant.
Jamais son docteur ne lui avait fait subir cela.
Dr Bruno Lopez - Toulouse