Dans les zones défavorisées, le manque de médecins nous amène à nous adapter. Chacun a ses recettes, plus ou moins discutables, mais qui permettent de traiter un maximum d'appels au quotidien et de rendre service.
Pour parer à l'insuffisance d'heures par 24 heures, j'ai pris l'habitude de répondre à certaines demandes par une ordonnance faxée ou envoyée par courriel. C'est tout bénéfice pour la sécu, ça me prend tous les jours une petite heure mais ça me dispense de deux bonnes heures de consultations supplémentaires et pas toujours utiles.
Le cadre est restreint : certificat d'absence pour cantine, certificats de sport lors de compétitions rapprochées, renouvellement de kiné, ordonnances de semelles ou d'orthophonie, ordonnances médicamenteuses pour les cystites bénignes, dépannage occasionnel de traitement de fond chez des patients sérieux et stables, renouvellement de soins à domicile pour les IDE, ordonnances de vaccins etc.. Les bons de transports et arrêts de travail que beaucoup d'hospitaliers n'arrivent pas à faire de par de leur complexité, imposent malheureusement un passage au cabinet médical.
Au total, cette activité représente une dizaine d'envois par jour.
Mes patients connaissent cette opportunité mais certains ont du mal à en saisir les limites :
On est samedi matin, le standard me passe une de mes patientes, il n'y a plus un rendez de libre pour la journée. La patiente, en déplacement dans la famille, a consulté la veille un autre médecin parce que son enfant avait une conjonctivite. Elle a oublié le traitement là bas.
« Docteur, pouvez vous m'envoyer un double de l'ordonnance ? »
« Je n'ai pas vu l'enfant, le plus simple est de téléphoner au médecin qui l'a vu pour qu'il vous faxe un double ou qu'il vous envoie un courriel ».
Ça ne l'emballe pas, j'insiste fermement. Elle finit par céder, raccroche et rappelle moins de 20 secondes après.
« Le médecin ne travaille pas le samedi, je ne peux pas le joindre »
« Lisez moi son l'ordonnance »
« Je ne l'ai pas non plus, je l'ai oubliée aussi dans la famille »
« Contactez votre famille et faxez la moi »
« C'est pas possible, il n'y a plus personne là bas »
« Donnez moi le nom du collyre »
« Je ne m'en souviens plus bien».
Elle me donne un nom approchant qui ne ressemble à rien. Je lui explique que ça ne m'oriente pas et qu'il existe plus d'une centaine de collyre différents.
Elle insiste lourdement : « mais ça commence par «fa », « fa quelque chose »
« Je suis désolé mais je ne peux rien prescrire sans voir l'enfant, je n'ai plus de place, une conjonctivite n'a pas en soit un caractère vital ».
Elle insiste encore et dérape :
« Vous n'avez qu'à me faire une ordonnance de « collyre à la con »
« Je veux bien marquer « collyre à la con » sur une ordonnance, mais je ne suis pas sûr que le pharmacien en aura »
(il n'y a que moi pour trouver ça drôle )
Silence radio..
« Nettoyez lui les yeux avec un peu de sérum physiologique en attendant lundi et rappelez si une consultation est encore nécessaire ».
Elle baragouine quelque chose, une formule de politesse peut-être, et la conversation s?arrête là, la communication aussi. Même s'il n'y a rien de dramatique, la santé de l'enfant n'est pas la plus inquiétante.
Cette anecdote est amusante, elle montre bien à quel point le médical est un produit de consommation, le médecin est réputé omnipotent et l'acte de prescrire symboliquement plus important que le produit. Sans vraiment s'en rendre compte, la maman demande un soulagement moral, elle a oublié le traitement du gamin et se heurte au désert médical du samedi après midi. Frustration et un peu d'agressivité mal contenue.
Les samedis après midi risquent de rester longtemps sans médecins libéraux. Jusqu'à présent toutes les mesures de rattrapage pour augmenter le nombre de médecins libéraux se sont avérées nulles, la situation devrait encore s'aggraver. Aussi basique soit elle, cette alternative à la consultation classique sera tôt ou tard mis au rang des progrès de la médecine par un ministre de la santé. Il nous faudra l'apprendre aux patients et les informer de ses limites. Aujourd'hui on peut encore leur rappeler que ce n'est ni un droit pour le patient, ni une obligation pour le médecin, mais demain les patients, intimement convaincus de leur bon droit, essayeront de manipuler, d'utiliser l'outil à la sauce qui les arrange.
Voila la télémédecine du généraliste de demain.
Dr Jean-Paul Gervaisot